"Lignes"

2010 Atrium Jussieu

Je ne connais d'Eric Laforgue que ses photographies. Ni voix, ni visage, ni profession. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, sinon virtuellement. Il publiait ses photos sur un site de partage de Libération, je prenais plaisir à les commenter et j'avais le sentiment, réciproque je crois, photo après photo, de le connaître de mieux en mieux. Ou plutôt, à travers la somme de ses photographies, de pouvoir l'imaginer.

"Franchissement de ligne": C'était une des premières photographies qui m’avait attiré, et je suis heureux de la retrouver exposée ici. La scène se passait dans un gymnase de lycée. Les filles d'un côté, occupées à envoyer des Sms, les garçons de l'autre, occupés à les regarder. Une ligne rouge tracée au sol les séparait, frontière symbolique qu'un pied de garçon, plus entreprenant que les autres, s'aventurait à franchir. Tout y était dit, l'air de rien, à la fois léger et profond: des atermoiements de la jeunesse, des filles ou des garçons, des filles et des garçons, de la ligne du désir, d’un passage à l’autre. Comme cette photo avait été prise dans l'enceinte d'un lycée, j'en avais déduit que son auteur pouvait être enseignant. Et puisque la présence des lignes dans toutes ses photographies semblait organiser l'espace selon une géométrie précise, ciselée à la règle, j'en conclus qu'il n’aurait pas été déplacé qu’il soit professeur de mathématiques. C’est une hypothèse de départ…
On pourrait être tenté au premier regard de voir dans ces espaces souvent clos, délimités, coincés entre abscisse et ordonnée, l'expression une certaine froideur, d'un enfermement. Ce ne sont pourtant jamais des no man's lands. L'homme y joue toujours sa partition. Il semble même, malgré les apparences, y tenir le premier rôle. Sans sa présence, ce ne seraient plus que des carcasses d'architecture désolée. L'homme qui entre dans le cadre vient perturber le bel ordonnancement des lignes, en invente d’autres, réintroduit du hasard et du mouvement dans la géométrie, et redonne sa part de vie à l'édifice : son point d’équilibre ou sa ligne de faille…
C'est autant la vision d'une architecture construite par l'homme que la sensation d'une architecture qui le construit. Qui habite qui ? Un monde où les gens ressemblent souvent à des passagers égarés, perdus dans un couloir, entre deux étages, entre deux gares, en attente d’un train ou d’une histoire. Beaucoup de gares. Des gares et des égarés, tous cherchant à prendre leur ligne de fuite...
Je me dis que cet homme-là doit aussi aimer Kafka et Dostoïevski.

 

Francis Leplay (Ecrivain et comédien)